Fiche de lecture.

Educateur spécialisé de formation puis directeur d’institut médico-éducatif (IME), Michel Perrier présente en 2003, sous la direction de Frederik Mispelblom Beyer sa thèse de doctorat intitulé « Le vécu ou l’expertise : Etude comparative des dispositifs de formation aux métiers d’éducateur spécialisé et d’assistant de service social » à l’université d’Evry-Val d’Essonne. Aujourd’hui formateur et sociologue, il est notamment l’auteur de « la construction des légitimités professionnelles dans la formation des travailleurs sociaux » parue en 2006 chez l’Harmattan. Dans un registre plus classique il publie en décembre 2011 sous forme de roman« Un amour en Provence » toujours aux mêmes éditions.

Dans son essai, l’auteur nous propose un état des lieux du secteur médico-social qui, en dépit de son éthique, de son héritage et de ses pratiques propres, s’est vu passer en moins de vingt ans d’une logique de besoin à une logique de moyens. « Cette dynamique a des conséquences importantes, tant sur le principe d’individuation comme l’écrirait Jacques Ion que sur la litote des discours, sans omettre le principe d’utilité qui s’immisce dans les pensées et les actes professionnels. » (Nordine Touil, « Le sociographe » 2009/3 (n°30), « Du souci des autres à l’autre comme souci, La grande casse du médico-social », page 114-122.). Se manifestant part « la législation nouvelle, les pratiques, les références cliniques, la requalification des diplômes, les contrats d’objectifs et de moyens, les démarches qualité, les procédures d’évaluation, les logiques compétences, les principes de rationalisation ou le « taylorisme social », le souci d’efficacité transforment l’ensemble du secteur (Ibid)», cette logique nouvelle chercherait même à terme, selon l’auteur, à le supprimer.

A l’instar d’autres auteurs contemporains, tels les économistes atterrés Frédérique Lordon et Christophe Ramaux, les sociologue Pinçon-Pinçon Charlot, Boltanski et Chapello ou le « conférencier gesticulant » Franck Lepage, Michel Perrier nous invite à penser le libéralisme tel que nous sommes aujourd’hui requis de le faire, c’est-à-dire, de manière critique et global. Et ce, non pas par la seule analyse des inégalités, de la perte du rôle protecteur de l’Etat (circulaire Rocard du 23 février 1989, LOLF, rapport Moscovici, loi 2002-2) ou de ses répercutions économiques et sociales sur les populations les plus fragiles, alors même que ces spectacles font scandale, mais bien comme une doctrine idéologique à concevoir afin d’en saisir tout les aspects, tel un rapport de domination. L’exercice de cette domination a de quoi nous interpeller car elle a notamment pour but, en s’inspirant du model de l’entreprise privé, de rendre le secteur plus solvable, quantifiable, évaluable, modifiant ainsi son ADN.

Dans une analyse nécessaire et fort éloignée de l’orthodoxie économique et politique, Michel Perrier réaffirme l’héritage de l’action sociale en ce qu’elle porte comme objet initial, à savoir la correction des effets les plus visibles du libéralisme, non pas afin de modifier la société mais bien de la « rendre supportable aux plus grands nombres ».

I. De quoi parle t’on ? :

L’intérêt collectif n’est pas réductible aux jeux des intérêts particuliers Entre obligation de moyens et obligation de résultats.

Comme le souligne l’auteur, l’idéal économique conceptualisé par l’économiste Keynes sous la forme de « l’Etat social » ne semble plus guère d’actualité et ce en raisons de mesures ordo-libérales qui l’enchainent et restreignent son rôle de tiers protecteur. Cependant, le but des néolibéraux n’est pas d’accélérer le « désengagement de l’Etat », au contraire, loin d’une fatalité naturelle, l’idéologie à tout intérêt à maintenir un Etat en position forte afin« d’imposer aux citoyens un ordre conforme à leurs vision du monde ». (p17)

Faisant notamment référence aux modes de financements du secteur médico-social, nous pouvons en effet rattacher les propos de l’auteur aux nombreuses réformes de maitrise budgétaire encourues depuis les années 1970. D’abord dans le secteur médical avant de s’étendre à son cousin qu’est le secteur social : maitrise médicalisé, maitrise budgétaire, budget global, objectif national de dépense d’assurance maladie (ONDAM), tarification à l’acte (T2a). Il en va d’une campagne d’Etat pour « responsabiliser » la personne bénéficiaire d’aides ou de soins, en augmentant la charge financière qui était sienne du temps de l’assurance universelle (acquise après-guerre) et qui la protégeait sans distinction, contre tous les risques de la vie. Dès lors, à l’abandon progressif de ce principe, « l’intérêt des plus forts prévaut sur l’intérêt général » (p32).

Dans cette perspective, initialement structuré par l’ordonnance hospitalière de 1996 puis précisée le 25 juillet 2013 par circulaire, le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) a ajouté aux enjeux économiques et politiques déjà existants du secteur médico- social un enjeu symbolique. Proposant une méthodologie de négociation et d’élaboration de ce contrat ainsi que le suivi de son exécution, cette mesure a, selon Michel Perrier, impacté de manière considérable les procédures et le cadre du secteur. « Les objectifs que se fixe l’association gestionnaire, doivent être atteints dans le respects des contraintes financières retenues, et ce pour une période déterminé de 5 ans. » (p28). Ainsi, la responsabilité asymétrique entre financeurs et associations mandatées pour intervenir sur les différents terrains d’action s’en retrouve accentuée.

Métiers et compétences, formation initiale et continue, la fuite des cerveaux

D’après Michel Perrier, suite aux refontes des diplômes d’Etat du secteur social entre 2002 et aujourd’hui, les formations d’éducateurs et d’assistantes sociales induisent un rapport aux métiers complétement repensé. En effet, le découpage systématique en domaine de compétences, valant « savoir-faire » et « savoir de référence » pour exercer une pratique efficace du métier, se fait fi de l’implication personnelle des futurs professionnels, de leurs expériences et parcours ainsi que de leurs dispositions personnelles, qui permettent de mettre en exergue l’aspect « vocation » de ces carrières. Cela ayant pour conséquence de réduire ces dernières sous leur stricte apparence technique.

Pour expliciter son propos l’auteur fait référence à l’Ecole, qui elle aussi est passée « de l’enseignement vers la préférence donnée aux compétences à acquérir, dans leurs double dimension de production et de transmission ». Cette démarche a eu pour effet de consommé de manière radical le divorce avec l’idéal de Condorcet à savoir la « construction d’un esprit critique capable d’exercer sa raison » (p 45).

D’autre part, l’auteur consacre une partie de son propos aux dispositifs légaux permettant aux professionnels de négocier une formation auprès de leurs employeurs et organismes affiliés. Il rappel que « pas plus qu’à l’école, les compétences dans le travail n’existent en dehors de leur mise en actes. L’inscription des savoirs dans la vie est ainsi pensée au travers de leur adaptation au travail et de la possibilité de leurs évaluations. (p47)».

Evaluation, division du travail et « Taylorisme social »

L’évaluation d’une structure médico-sociale, telle que la loi de 2002-2 et le Conseil de l’évaluation la définissent, repose sur sa conformité aux «bonnes pratiques professionnelles » ; sans pourtant les définir objectivement. « En somme, les bonnes pratiques professionnelles ne renvoient ni plus ni moins qu’aux critères mêmes de leurs évaluations. Ce qui est ainsi retenu des structures du médico-social, ce sont leurs caractéristiques techniques et administratives plus que le sens de leurs missions.» (p61). Pour Michel Perrier, l’évaluation marque donc l’introduction du secteur médico-social dans le monde de la normalisation.

Par ailleurs, la régulation de ces normes permet à celui qui les définit de pouvoir contrôler les éléments du dispositif ainsi que les acteurs qui le font vivre. Le désir qui justifie ce contrôle émane d’une volonté d’augmenter de manière significative les gains de productivité selon les standards de l’économie libérale. Selon Frederik Mispelblom Beyer,« les démarches qualité sont indissociables de la systématisation des méthodes de production et de vérification, autrement dit, du taylorisme (p 63) ».

A l’opposé du bureau d’étude scientifique du travail de Taylor, on peut considérer l’essence du travail, en tout cas social, comme une donnée non évaluable objectivement et quantitativement. Car cette évaluation ne prend pas en compte l’investissement subjectif des acteurs, ce qui la rend notamment problématique dans un secteur où les vocations et aspiration humaines, philosophiques ou politiques sont encore de mises. De plus, « toute évaluation ne peut évaluer que le résultat d’un travail, non le travail lui-même et encore moins le travailleur » (p64).

D’autre part, l’évaluation ne sait que trop bien comptabiliser le travail sous forme de volume, beaucoup moins sous forme qualitative. En effet, « un nombre élevé de dossier traités (…) n’est en aucun cas synonyme de travail bien fait » (p 65). Il en va des revendications souvent porté par les éducateurs spécialisés de service de l’aide sociale à l’enfance ou d’aide éducative à domicile qui montrent qu’un nombre de mesures importantes rogne souvent sur la qualité de la prise en charge. Ainsi, ce qui est évalué est justement ce qui se dérobe à l’observation directe. Cette forme d’évaluation, qui existe de manière plus ou moins institutionnalisée dans ce secteur depuis toujours, témoigne cette fois-ci d’une volonté des pouvoirs publics de contrôler et réduire le secteur à l’aspect strictement évaluable de ses activités, en d’autres termes, la seule face émergé de l’iceberg.

Ces procédures, aujourd’hui définit, élaboré et évalué sous forme de « projet », révèlent un aspect tellement ancré dans les pratiques des travailleurs sociaux qu’ils ne pourraient probablement plus penser autrement que par lui aujourd’hui. «Désormais, l’aspect fonctionnel et gestionnaire» (p 72) prévaut. Par exemple, inspiré des programmes de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) et autres groupes homogènes de malades (GHM) du secteur hospitalier, on observe dans le secteur du handicap ou de la maladie mentale la mise en place de « correspondance de symptomatologies précises avec leurs traitement » (p.77). Ainsi, sur un révérenciel international, à une problématique donnée équivaux un acte, une procédure, une « bonne pratique », qui est chiffrable quantitativement mais également, et surtout, financièrement.

Michel Perrier problématise ces mesures en en questionnant à la fois le but et les répercutions. Ainsi, il en dégage une volonté manifeste de privilégier une vision individuelle des rapports sociaux et d’en imposer une gestion. Les tendances qui s’en dégagent relèvent de l’individualisation des rapports sociaux, de la technicisation des pratiques et enfin de l’euphémisation des discours.

II. De l’idéologie libérale à ses manifestations concrètes

1) Utilitarisme et contrat, « l’enfer, c’est les autres »

Acte sensé « formaliser les actions entreprises auprès des usagers et engager par là même les responsabilités de chacun en créant des obligations » (p 99), le contrat tient une place toujours plus importante dans les modes d’accompagnement. Il relève en soi d’un véritable défi porté à la culture professionnelle des travailleurs sociaux mais remet également en cause la dimension symbolique de l’échange : « l’usager est devenu désormais un acteur à part entière de sa prise en charge » (p 100). On peut ici rattacher les propos de l’auteur à ceux du couple de sociologues Pinçon-Charlot qui traduit le langage des dominants : les « basses classes » se trouvent désormais de « coûts », de « charges » et de « ressources productives ». Par exemple, l’utilisation du terme « d’assistés » en lieu et place de celui « d’assistance », révèle pour l’auteur une manière de « préparer le terrain pour habituer les gens à penser que c’est à ceux qui sont dans le besoin de faire le nécessaire pour s’en sortir, mais qu’en aucun cas la société, c’est-à-dire nous autres, citoyens inclus, n’avons à en supporter la moindre conséquence » (p 141).

L’injonction, qui est donc faite aujourd’hui aux bénéficiaires de l’action sociale, est d’être sujet, acteur de son devenir, être autonome. Elle individualise la personne et la rend à terme responsable d’une situation qui ne saurait évoluer conformément aux objectifs fixé en amont. Cette donnée repose sur une vision utilitariste des rapports entre individus et institutions qui suggère une conception néolibérale de la société. Cette philosophie repose sur une certaine conception de l’homme. En se référent aux travaux de Marcel Mauss, l’auteur définit ainsi cet vision assimilant l’homme à « une machine à calculer ».

2) La technisation des pratiques, « l’étique doit-elle s’effacer devant l’efficacité ? »

Dans ce chapitre, la principale problématique formulée par l’auteur émane de la crainte que la rationalisation des pratiques socio-éducatives deviennent, à terme, « la seule raison d’être, l’objectif ultime et la seule mesure envisageable pour évaluer les actions menées » (p108).

En se référent aux travaux de Castoriadis l’auteur rappel que la technique ne peut se dissocier d’une construction sociale, de représentation subjective. L’envahissement du modèle procédural découle donc d’une idéologie, d’une conception marchande des individus et de la société dans le but de renforcer ses capacités de rendement et son efficacité.

« L’incident », pourtant corolaire à la relation d’aide et à la création du lien, est ici assimilé à un défaut de surveillance. Le pouvoir d’agir du professionnel est réduit à son plus simple appareil: la normalisation des compétences, du « faire». L’effet porté est ici considérable car il instaure « la réduction du réel au semblant, au prix d’une perte de la subjectivité » (p 117). Se met alors en place, selon l’auteur, « à coup de procédure, d’indicateurs, de plans, de responsabilisation individuel et de contractualisation un « totalitarisme tranquille » (p 118).

3) « Dépolitisation des discours » et atelier de désintoxication de la langue de bois

Le philosophe Herbert Marcuse, en 1968 avait le premier démontré l’existence d’une propagande capitalisme sous sa forme néolibérale nouvelle. En effet, « nous ne pourrions bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme parce que nous n’aurions plus de mots pour le désigner négativement ». Ainsi, le capitalisme s’appelle développement (« durable »), la domination s’appelle partenariat, l’exploitation s’appelle gestion des ressources humaines, l’aliénation le projet et un plan « social » caractérise dorénavant un licenciement massif de 2500 personnes. Les concepts de pensés (pour analyser et donc critiquer) sont devenu des concept opérationnel utile pour agir, produire. Sans directement faire référence à Marcuse, Michel Perrier s’inscrit dans le même courant de pensée, identifiant les hiatus de la « novlangue » à une sémantique plutôt douce et bienveillante, dont chacun des termes renferme en réalité « le contraire ou dissimule le sens de ce qu’ils prétendent désigner » (p 123-125). En nous référent au dictionnaire de langue de bois édité par la SCOP d’éducation populaire politique « Le Pavé », nous proposons pour expliciter les glissements sémantiques pointés par l’auteur, ainsi que son rattachement idéologique à ce courant, un exemple de définition de ce que renferme la notion de « démarche qualité » :

« Qualité ». Y a-t-il un seul fou parmi nous qui s’opposerait à la notion de « qualité » … ? C’est bien là le problème : ne pouvant pas nous y opposer, nous ne pouvons pas non plus nous opposer à ce que cette démarche importe. Dans le champ de la jeunesse ou du travail social, la « démarche qualité » transforme les jeunes en clients invités à juger (pardon – à évaluer) la qualité du service rendu. Le projet philosophique, l’intention éducative disparaissent au profit d’une logique de prestation qui interdit l’expérimentation, le tâtonnement, le droit à l’erreur et l’échec. Elle installe des « protocoles » d’efficacité et de rationalisation des tâches qui excluent la part d’humain. Or, il n’existe pas de processus éducatif sans droit à l’échec. La démarche qualité n’est pas seulement « axée résultat » elle est orientée « résultat positif ». Elle transforme l’obligation de moyens du travail social en obligation de résultat. Elle détruit donc sa propre finalité éducative, elle anéantit le sens même de l’acte éducatif. Le fruit est mûr pour être cueilli par le marché privé. Récemment imposée au domaine médico-socio-éducatif et à des pans de plus en plus importants de l’Éducation spécialisée (normes ISO 2002), la démarche qualité dépossède les acteurs des critères de l’évaluation de leur acte éducatif, au profit d’un management stérile qui permet de traiter l’intervention comme n’importe quelle prestation, avec les méthodes et critères de « gestion des ressources humaines » adéquats ! ». (Dictionnaire collectif de la langue de bois, SCOP « Le Pavé », consulté le 27/01/16, http://www.scoplepave.org/textes)

Conclusion

De notre point de vue, l’analyse hétérodoxe et politique du travail social proposée par l’auteur apparaît aujourd’hui comme une nécessité.

A un programme néolibéral qui « vise à faire céder les unes après les autres les digues sociales, culturelles et institutionnelles qui résistent à l’extension des rapports marchands » (p153), l’auteur nous permet d’identifier l’origine des glissements qui métamorphosant le secteur ainsi que des risques qui y sont liés. L’individualisation des rapports sociaux, la contractualisation de l’action sociale, la technicisation des pratiques, la dépolitisation des discours, l’obligations de résultats, caractérise aujourd’hui les contours de notre société,« c’est la dominance incontestable du principe de l’utilité » (p147) où chaque individu devient le contrôleur de l’autre.

Face à ses constats alarmants partagés par le sociologue Raymond Curie dans « Le travail social à l’épreuve du Néo-libéralisme, Entre résignation et résistance. » (2010, L’harmattan), nous lecteurs professionnels du secteur social, avons les moyens, tant sur une base conceptuel que pratique, d’engager une re-politisation de l’action sociale.